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Actualité  •  7 min

Intégrer l’innovation aux stratégies de lutte antiparasitaire

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Ce texte a été publié dans le National Observer le mercredi 31 mai 2017. Il a été rédigé par Karen Ross, Chargée de projet – Pesticides et produits toxiques chez Équiterre.

Le prochain cadre stratégique pour l’agriculture doit viser à réduire l’utilisation des pesticides synthétiques et à promouvoir des pratiques de lutte antiparasitaire novatrices.

Les terres agricoles canadiennes sont grandement diversifiées : de vastes plaines de céréales, de canola et de légumineuses à grains dans les Prairies, des arbustes fruitiers et des champs de pommes de terre dans les régions côtières, des cultures de maïs et de soya au centre, des légumes de serre et des vergers de fruits au Sud, des pâturages dans le Nord. Paradoxalement, la lutte antiparasitaire au Canada s’effectue au moyen d’un instrument unique, non ciblé et rudimentaire, plutôt que d‘outils adaptés localement, dont nous disposons pourtant. Ce qui nous manque, ce sont des politiques novatrices qui soutiennent la mise au point et l’utilisation de ces outils.

Au Canada, la lutte antiparasitaire en agriculture repose largement sur l’épandage massif de pesticides synthétiques, qui sont considérés comme une solution universelle pour des problèmes de ravageurs très différents. Cette approche a été inscrite dans des lois, des politiques et des programmes de Santé Canada et d’Agriculture et Agroalimentaire Canada qui encouragent ainsi l’utilisation de pesticides synthétiques et tendent à dissuader la mise en place de solutions dites « de remplacement ». Elle persiste malgré le fait que la valeur des pesticides synthétiques a été remise en question, même dans un récent rapport présenté au Conseil des droits de l’homme de l’ONU qui accuse les fabricants d’en exagérer les avantages, de nier systématiquement leurs graves répercussions sur la santé et l’environnement en plus d’entraver les restrictions d’utilisation à l’échelle mondiale.

Si le Canada souhaite faire figure de précurseur à ce chapitre, son prochain cadre stratégique doit reposer sur une approche visant à réduire l’utilisation de pesticides à l’échelle nationale au moyen d’une réglementation ; à subventionner la recherche et le développement ainsi que le transfert de connaissances en ce qui concerne des pratiques employant moins de produits synthétiques et étant adaptées localement ; et à réorienter les programmes de gestion des risques de l’entreprise afin qu’ils favorisent le recours à des outils diversifiés de lutte antiparasitaire.

Davantage de pesticides synthétiques, davantage de problèmes

Notre approche actuelle de lutte antiparasitaire s’appuie sur des technologies issues de la Seconde Guerre mondiale alors que la guerre chimique a été introduite en agriculture, et elles se sont répandues parce qu’on les croyait indispensables à la croissance et à la compétitivité du secteur. Bien que le Canada ait interdit certains pesticides dangereux, l’utilisation de pesticides synthétiques continue d’augmenter en dépit de risques connus et de progrès qui sont, dans bien des cas, discutables. Prenons l’exemple des insecticides : l’usage intempestif de DDT est interdit depuis 45 ans, mais de nouveaux insecticides néonicotinoïdes sont largement utilisés actuellement, et ce, même si certains d’entre eux sont au moins de 5 000 à 10 000 fois plus toxiques que le DDT quant à leurs effets aigus sur les abeilles.

Des préoccupations ont été soulevées devant le Comité permanent de l’agriculture et de l’agroalimentaire au sujet de la proposition récente de Santé Canada d’éliminer progressivement l’utilisation d’un insecticide de la famille des néonicotinoïdes au cours des trois à cinq prochaines années. Il a été argué que la rentabilité des producteurs serait menacée s’ils devaient cesser d’utiliser le néonicotinoïde en question, étant donné qu’il n’existe pas, selon eux, de solution de rechange économiquement viable. Toutefois, l’utilisation prophylactique du produit — c’est-à-dire l’application en tant que traitement préventif afin de protéger le « potentiel de rendement » des cultures — ne peut se justifier. Au Québec par exemple, il a été démontré que moins de 4 % des terres agricoles ont suffisamment d’insectes pour justifier l’utilisation de traitements de semences aux néonicotinoïdes.

Dans la même veine, on pourrait s’inquiéter de l’utilisation de certains des herbicides synthétiques les plus largement répandus au Canada, comme l’atrazine qui, selon ce qui a été démontré, entraîne une augmentation du rendement du maïs de 3 à 4 % dans les meilleurs scénarios et, dans les pires, aucune augmentation. Ces faibles améliorations ne peuvent justifier leur utilisation, surtout si on tient compte des risques confirmés que pose l’atrazine. Ils incluent notamment des perturbations hormonales, qui sont reconnues pour entraîner le changement de sexe chez la grenouille, la contamination massive des eaux de surface et de l’eau potable ainsi que des liens possibles avec des répercussions sur la santé humaine comme celles subies par les travailleurs agricoles. Or Santé Canada a récemment approuvé l’utilisation continue de l’atrazine tout en entreprenant un examen plus approfondi afin d’évaluer ses aspects préoccupants en ce qui concerne la santé humaine et l’environnement.

Cela est sans compter le glyphosate, l’herbicide le plus utilisé au Canada, qui a été évalué par Santé Canada et approuvé pour l’utilisation continue, malgré qu’il présente son lot de risques pour l’environnement et la santé humaine. La dépendance du Canada envers ce produit est en grande partie attribuable au développement de cultures génétiquement modifiées qui sont tolérantes au glyphosate. Si on espérait au départ que les caractères transgéniques de ces cultures entraîneraient une diminution de l’utilisation d’herbicides, ils exigent en fait l’application de glyphosate année après année. Cela a non seulement mené à son utilisation accrue, mais aussi à la prolifération de mauvaises herbes résistantes au glyphosate. Ces « super mauvaises herbes » — dont les variétés augmentent et se diversifient — sont si résistantes au glyphosate que les fabricants d’herbicides suggèrent aux producteurs agricoles de combiner différentes approches chimiques en épandant non seulement le glyphosate, mais également des herbicides plus anciens comme le 2,4-D et le dicamba.

La toute dernière tactique employée pour lutter contre les « super mauvaises herbes » consiste à développer des cultures qui présentent une « résistance empilée », c’est-à-dire des cultures génétiquement modifiées pour résister à plusieurs herbicides. Même si le Canada a été le premier pays au monde à approuver ces cultures en 2014, il ne peut être considéré comme un chef de file novateur : cette technologie, tout comme les solutions semblables dépourvues de vision à long terme, ne servent qu’à pallier une stratégie de lutte antiparasitaire désuète qui, ironiquement, ne fait qu’accroître la vulnérabilité des cultures plutôt que leur résilience. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs mauvaises herbes qu’on retrouve au Canada soient maintenant tolérantes aux herbicides, rendant ainsi caduque cette technologie « de pointe ».

Alors que l’utilisation de pesticides synthétiques ne cesse de croître, le plus récent Recensement de l’agriculture (2016) a révélé que les bénéfices des fermes agricoles diminuent. C’est là qu’on touche du doigt l’évidence : ce sombre tableau statistique nous force à conclure que la stratégie de lutte antiparasitaire du Canada est non seulement loin d’être innovatrice, elle est également loin d’être optimale. La rentabilité des fermes est importante, leur viabilité économique en dépend. Cependant, la viabilité d’une ferme ne doit pas se limiter à l’accumulation de recettes, mais tenir également compte de la protection de la santé et du bien-être des producteurs ainsi que de la viabilité de l’écosystème agricole pour les générations actuelles et futures. Tout cela se trouve actuellement menacé.

Des décisions en matière de réglementation et de politiques qui soutiennent une lutte antiparasitaire innovatrice

Non seulement une grande variété de stratégies de lutte antiparasitaire moins dépendantes des pesticides synthétiques existent, mais elles donnent d’excellents résultats, y compris des rendements agricoles améliorés. Les variétés de blé à faibles intrants synthétiques et localement adaptées en sont un exemple éloquent, et — comme pour n’importe quelle autre technologie — des investissements accrus dans la recherche et le développement permettraient de déployer ces innovations à plus grande échelle au sein de l’agriculture canadienne. Le succès de ces pratiques de lutte antiparasitaire devrait à lui seul donner l’élan nécessaire pour enfin mettre au point une stratégie nationale de réduction de l’utilisation de pesticides synthétiques au Canada. C’est là que réside le vrai défi de l’innovation.

Une stratégie efficace devrait orienter le cadre législatif et réglementaire vers la restriction de l’utilisation de pesticides synthétiques plutôt que de prioriser l’homologation de pesticides. Un tel changement nécessiterait de déterminer des cibles et des seuils d’utilisation ; à ce titre, la Stratégie québécoise sur les pesticides constitue un exemple prometteur.

Toutefois, la restriction de l’utilisation de pesticides synthétiques ne peut s’effectuer uniquement au moyen d’une réglementation. Il faut offrir parallèlement des services de transfert des connaissances pour soutenir les producteurs. Ces services ne doivent être associés à aucun fabricant de pesticides, mais être fournis par des spécialistes de l’agronomie et des producteurs qui possèdent une compréhension et une expérience approfondies de l’application de solutions localement adaptées. Pour le moment, ce sont les fabricants de pesticides qui assurent sans frais ce transfert de connaissances aux producteurs. En revanche, si on offre aux producteurs des services indépendants, ils se verront refiler des coûts qui devront être assumés en partie par le gouvernement. Les coûts des stratégies de lutte antiparasitaire moins toxiques ne peuvent être répercutés sur les producteurs individuels, surtout quand l’avenir de notre système agricole dépend d’eux.

Enfin, les programmes de gestion des risques de l’entreprise (GRE) et les outils fiscaux du cadre stratégique fédéral actuel élaborés dans le but d’améliorer la capacité des producteurs à gérer les risques doivent encourager les producteurs à diminuer leur utilisation de pesticides synthétiques, et non l’inverse. Les fermes agricoles diversifiées qui misent sur des pesticides moins synthétiques se trouvent actuellement défavorisées par les programmes de GRE en vigueur, étant donné que l’admissibilité repose sur la production à grande échelle de la même culture, année après année. Les producteurs qui adoptent des stratégies de lutte antiparasitaire hautement efficaces basées sur le concept des fermes diversifiées (la rotation des cultures, par exemple) sont exclus. Ainsi, les programmes actuels de GRE représentent plutôt un obstacle fiscal à la transition vers des stratégies de lutte antiparasitaire plus innovatrices et dirigées par les producteurs.

Pour être à la fine pointe, le Canada doit mettre un terme à sa dépendance envers les produits toxiques en soutenant des solutions de lutte antiparasitaire élaborées au Canada, qui sont à la fois ciblées et adaptées aux besoins particuliers. Si le prochain cadre stratégique pour l’agriculture ne tient pas compte de cet objectif au moyen d’une stratégie nationale de réduction de l’utilisation de pesticides synthétiques qui inclut la recherche et le développement, la réglementation, le transfert de connaissances et les incitatifs fiscaux, il ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau.