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À voir la hâte et la fébrilité avec laquelle le gouvernement du Québec procède dans le dossier des gaz de schiste, on a l’impression que les gisements de ce carburant fossile sont de nature migratoire et vont subitement s’envoler vers des cieux plus cléments si on ne se dépêche pas à les exploiter. Cette hâte est injustifiable, d’autant plus quelle se fait au détriment d’un débat ouvert et serein.
Des raisons valables militent en faveur d’un temps d’arrêt. Plusieurs insistent avec raison sur les impacts environnementaux et sécuritaires locaux. D’autres notent avec justesse les lacunes du régime réglementaire québécois, y compris sur la question des redevances. Nous croyons qu’il est aussi important d’analyser l’effet de cette filière sur les engagements du Québec en matière de lutte au réchauffement climatique, un domaine où le gouvernement à jusqu’ici fait preuve de leadership sur la scène canadienne et internationale. Cette réflexion ne saurait se faire dans le climat actuel.
Pour notre part, nous peinons à voir en quoi le développement de la filière des gaz de schiste s’inscrit dans une vision de développement durable, notamment au niveau de la lutte aux changements climatiques. Si le réchauffement planétaire est menace « sérieuse et globale », comme l’indiquait le premier ministre Charest avant son départ pour Copenhague, on peut se demander en quoi l’ajout éventuel de plusieurs millions de tonnes de gaz à effet de serre dans le bilan des émissions québécoises aidera le Québec à atteindre ses objectifs de réductions et à contribuer aux efforts mondiaux visant à éviter une catastrophe climatique.
Par souci de clarté, rappelons que la combustion des carburants fossiles – charbon, pétrole et gaz naturel – est la cause principale des changements climatiques. Bien que sa combustion soit moins émettrice que les autres, le gaz naturel est une des principales sources de gaz à effet de serre au plan mondial. Un extraordinaire consensus scientifique nous indique que seule une décarbonisation profonde du système énergétique mondial peut nous permettre de maintenir la hausse des températures moyennes de la planète sous des niveaux critiques. Comme le pétrole et le charbon, le gaz naturel devra aussi rapidement céder sa place au cours des prochaines décennies au profit d’autres formes d’énergies propres. C’est là le défi auquel nous sommes confrontés.
En théorie, le gaz naturel, conventionnel ou non, comme le gaz de schiste, pourrait jouer un rôle temporaire et transitoire vers un système énergétique dominé par les énergies vertes. On peut penser par exemple à la fermeture à très court terme de centrales au charbon aux États-Unis et dans quelques provinces canadiennes au profit d’une augmentation de la production d’électricité de la part des centrales au gaz naturel existantes. À la rigueur, l’élimination du mazout dans le chauffage résidentiel, commercial, institutionnel ou industriel. Et à des véhicules pouvant être convertis au gaz naturel.
En pratique, le gaz de schiste québécois, en ne faisant que se substituer au gaz naturel en provenance de l’Ouest du Canada, comme l’admet l’industrie, ne saurait y contribuer. Au Québec, aucune centrale au charbon à fermer, une flotte de véhicules sur le (lent) chemin de d’électrification et des surplus massifs d’hydroélectricité qui pourraient probablement remplacer plus avantageusement le mazout dans la chauffe, sans compter l’énorme potentiel résiduel en matière d’efficacité des bâtiments et d’autres types d’énergies sobres en carbone à l’étape de la commercialisation.
De plus, plus l’industrie pompera du gaz de notre sous-sol, puis elle augmentera les émissions québécoises de gaz à effet de serre, les activités d’extraction et de transformation du gaz naturel étant particulièrement émettrices. Si nous produisions aujourd’hui ce que nous consommons, nous estimons que nous plomberions d’au moins 2 millions de tonnes de gaz à effet de serre le bilan des émissions du Québec, soit presque autant que ce qu’aurait émis la centrale thermique du Suroît. Il est difficile de concevoir comment le gouvernement du Québec pourra, dans ce contexte, respecter ses objectifs de réductions d’émissions qu’il a pris devant la communauté internationale il y à peine quelques mois. À moins que celui-ci décide de demander à d’autres secteurs de l’économie québécoise – les alumineries, les pâtes et papiers - de faire des efforts supplémentaires ?
Jusqu’à maintenant, ni le gouvernement ni l'industrie ne nous ont encore donné des raisons de croire que les gaz de schiste puissent s’inscrire dans une vision de développement durable. Et encore moins comment ils peuvent être réconciliés avec les engagements du gouvernement en faveur de la lutte aux changements climatiques, ni avec la vision de faire du Québec une puissance énergétique verte, vision qui est la nôtre et que nous soutenons.
Le gouvernement et l’industrie ont des réponses à donner à des questions légitimes et pertinentes : à quoi servira le gaz de schiste ? Quelles quantités de gaz à effet de serre seraient émises par l’exploitation du gaz de schiste ? En quoi une éventuelle industrie gazière contribuera-t-elle à la lutte aux changements climatiques ? De même : quelles seraient les retombées économiques de l’exploitation du gaz de schiste pour la société québécoise ? Avons-nous mieux à nous mettre sous la dent que les chiffres disparates brandis ça et là par les porte-parole de l’industrie ? À combien l’industrie évalue-t-elle les superficies de terres agricoles qui devront être réaffectées pour permettre le développement de l’industrie ?
On voit mal comment avoir cette conversation dans le contexte actuel de hâte et de fébrilité, où les oppositions se trouvent maintenant discréditées par les porte-parole gouvernementaux, comme si le débat n’était pas au cœur de l’exercice démocratique.
Dans ce contexte, un moratoire sur les activités de prospection et d’exploitation, couplé à une étude générique confiée au Bureau d’audience publique sur l’environnement, nous apparaît incontournable et, bien honnêtement, inévitable. Place à un débat digne d’une société mature.