Publié le

Il y a plusieurs façons de réagir au dernier rapport du GIEC , qui confirme que nous entrons dans un monde de catastrophes climatiques. L’une consiste à se construire un univers parallèle dans lequel les faits et la science n’ont aucune prise.
C’est l’univers dans lequel évoluent le gouvernement Harper, l’industrie pétrolière canadienne et leurs homologues d’un peu partout sur la planète. Cet univers qu’ils ont créé est celui dans lequel nous vivons. Renverser la situation ne pourra se faire à coups de rapports scientifiques. La clef est ailleurs.
***
La sortie de la première tranche du 5e Rapport d’évaluation du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, le GIEC, aurait dû avoir l’effet d’un électrochoc. Le péril est imminent et grave. Il n’y a plus aucune raison de tergiverser. Les changements climatiques sont réels, ils nous affectent maintenant, tuent et détruisent, et ils empirent. Ils sont en majeure partie causés (avec un intervalle de confiance fixé à 95-100%) par les activités humaines. Si le monde n’agit pas maintenant, les scientifiques ne répondent plus de rien.
La seule réaction logique à ce constat serait de changer de direction et de réduire immédiatement et drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, n’est-ce pas ?
Mais non. Le consensus de milliers de chercheurs et de spécialistes n’a aucune prise sur la détermination de l’industrie fossile et des politiciens qui la soutiennent de bloquer tout effort conséquent pour réduire les émissions et éviter le pire. La réalité des changements climatiques ne peut pas cohabiter dans le monde qu’ils ont inventé où ils sont les rois de la montagne.
Dans ce monde, les ressources sont infinies, la croissance économique un impératif absolu et l’environnement une poubelle à ciel ouvert. Les bénéfices sont concentrés auprès d’un petit nombre, et les risques environnementaux, sécuritaires et économiques mutualisés par l’ensemble des contribuables et des citoyens. Tout cela est un droit et un dû que rien ne saurait compromettre, pas même la dure réalité des faits.
Jusqu’à tout récemment, depuis l’époque des Lumières, la « bonne » gouvernance reposait sur notre capacité de recueillir des informations, de les évaluer et ensuite de poser les gestes nécessaires pour protéger nos intérêts . Ce n’était pas toujours pour le mieux, mais au moins existait-il un langage commun permettant de trancher des litiges et des controverses difficiles.
Ce n’est plus le cas maintenant. Plusieurs ne reconnaissent plus la science (ou même une analyse basée sur des faits) comme arbitre de nos débats de société. Quand les faits contredisent une vision du monde profondément ancrée, écrivait le professeur de linguistique cognitive George Lakoff, spécialiste des mouvements conservateurs américains, « ils rebondissent » (Lakoff, George. 2004. Don’t Think of an Elephant) . La science qui ne sert pas à renforcer des intérêts et des valeurs est soit ignorée, soit combattue.
En réaction aux conclusions du GIEC, le gouvernement Harper s’est ainsi mis à blâmer les Libéraux (qui ne sont plus au pouvoir depuis presque 8 ans), à agiter l’épouvantail d’une taxe sur le carbone et à vanter son inaction en matière de politique climatique. La routine habituelle, quoi.
L’Association des producteurs de pétrole du Canada, très heureuse quand rien ne vient compromettre son environnement d’affaires, s’est empressé de rappeler que nous ne pouvons nous passer d’elle pour les prochaines décennies et que, de toute façon, elle n’est responsable que d’une fraction des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Et de continuer à accroître la production de pétrole, comme si les conclusions du GIEC n’existaient pas.
Pour d’autres encore, mieux vaudrait tout simplement abolir le GIEC, comme le réclame ce texte surréaliste publié il y a quelques jours dans le Financial Post . Le GIEC nous couterait cher (plusieurs « bazillions », semble-t-il) et il lui est impossible d’être certain de rien à 100%. Imaginez la perte de temps, nous apprend-on.
Gagner la conversation
La discussion scientifique est terminée. Elle a convaincu ceux et celles qui croient encore que la science a sa place dans la prise de décision, dans une perspective de recherche du bien commun. On doit continuer à parfaire nos connaissances et à miser sur sa capacité de guider les choix de société, mais pour contrer ceux sur qui elle n’a aucune prise, il faudra autre chose.
Dans une entrevue récente , l’ancien vice-président américain Al Gore, récipiendaire du Prix Nobel conjointement avec le GIEC en 2007, affirmait que ce qui compte maintenant, c’est de « gagner la conversation », de la même façon qu’ont été gagnés dans l’espace public des enjeux portant sur des valeurs fondamentales comme l’égalité raciale ou la reconnaissance des unions de personnes de même sexe.
Passé un point critique, un consensus social se forme où tenir des propos racistes ou homophobes devient publiquement inacceptable. Ceux qui insultent deux hommes se tenant la main se font aujourd’hui, de plus en plus, rabrouer publiquement.
La même chose doit se produire à l’encontre de ceux qui, réfugiés dans une réalité parallèle, rejettent les évidences et font prévaloir leurs intérêts particuliers sur le bien commun.
Il y a de la place pour les promoteurs qui acceptent de vivre dans le monde réel, celui d’une planète qui se réchauffe et d’une société civile mondiale inquiète qui cherche à stopper la catastrophe annoncée. Mais pour obtenir l’acceptabilité sociale, à l’ère des changements climatiques, les promoteurs doivent proposer des projets en conséquence.
Gagner la conversation sur les changements climatiques signifie par contre qu’il n’y aura plus de place pour ceux qui s’accrochent à leur univers parallèle en continuant à détruire le monde dans lequel nous vivons.