
Les audiences de l’Office national de l’énergie (ONÉ) débutent cette semaine sur le projet d’inversion de la ligne 9b de l’entreprise albertaine Enbridge. Le projet vise à acheminer du pétrole de l’Ouest canadien et du Dakota du Nord vers les raffineries de Montréal et de Saint-Romuald .
Si une coalition de gens d’affaires s’y montre très favorable, une analyse de quelques-uns des principaux arguments des promoteurs indique que les gains seraient relativement négligeables et concentrés sous forme de bénéfices accrus pour les raffineurs et leurs actionnaires.
En cas de rupture probable de cet oléoduc vieux de 40 ans, unique au Canada par son passage en zones fortement urbanisées, les coûts pourraient être en grande partie assumés par la population et le trésor public. À qui profite vraiment ce projet ?
Enbridge a beau se vanter de faire de la sécurité « sa plus haute priorité » et brandir ses investissements dans un nouveau centre de contrôle à Edmonton, l’entreprise souffre d’un épouvantable déficit de crédibilité depuis la catastrophe de Marshall, au Michigan, en juillet 2010.
Faisant fi des signaux indiquant une baisse anormale de pression, les contrôleurs d’Enbridge se sont entêtés pendant 17 heures à pomper du pétrole bitumineux dans la conduite 6b de 30 pouces de diamètre, déversant ainsi 840 000 gallons sur des centaines d’acres de terres humides et intoxicant plus de 300 personnes au benzène, une substance cancérigène.
Il aura fallu qu’une personne sur place téléphone au centre de contrôle et rapporte une fuite majeure de pétrole pour qu’Enbridge finisse par fermer le robinet.
Le rapport subséquent du National Transportation Safety Board (NTSB) du gouvernement américain fut cinglant envers la compagnie, qu’elle accuse de savoir depuis 2005 que cette section d’oléoduc était à risque et de n’avoir rien fait pour corriger la situation.
« L’enquête montre un effondrement complet de la sécurité à Enbridge », selon la présidente du NTSB, dont le rapport dénonce une « culture de déviance » au niveau du respect des procédures de sécurité internes.
Considérant que l’autorégulation de l’industrie en matière de sécurité revenait à « demander au renard de surveiller le poulailler », le NTSB a émis 20 recommandations, dont plusieurs à l’attention d’Enbridge.
Des risques élevés de rupture au cours des premières années d’opération
Or, selon un rapport technique déposé à l’ONÉ en août dernier par un expert américain en matière de sécurité des pipelines, Enbridge aurait ignoré plusieurs d’entre elles.
Basé sur les documents soumis à l’ONÉ dans le projet 9b par la compagnie, « il est clair que la sécurité n’est pas un aspect important (critical) de la culture organisationnelle d’Embridge. […] Enbridge n’a pas intégré les recommandations pertinentes du NTSB visant à éviter un accident (failure) » sur la Ligne 9, écrit le président d’Accufacts, Richard B. Kuprewicz, engagé par une coalition menée par Équiterre pour contre-expertiser les affirmations d’Enbridge quant aux mesures de sécurité prise dans le projet de la Ligne 9b, un oléoduc semblable à celui dont la rupture a causé le déversement catastrophique de Marshall.
L’expert, qui travaille tant pour les entreprises que pour les régulateurs gouvernementaux et les groupes de citoyens, conclut que, sans mesures supplémentaires, « il existe des risques élevés de rupture de l’oléoduc dans les premières années suivant la mise en œuvre du projet ».
Vue l’épouvantable gestion d’Enbridge dans le cas du déversement de Marshall, qui a déjà couté plus de 1G$ en coût de nettoyage à la compagnie, et qui n'est toujours pas terminé trois ans après l'accident, il serait bien avisé pour les régulateurs canadiens de tenir compte de l’avis de Richard B. Kuprewicz, d’autant plus que l’oléoduc traverse Toronto à la hauteur de la station de métro Finch et passe en plein dans les cours arrières à Terrebonne.
Une rupture importante de la Ligne 9b en zones urbaines, ou même en aval des sources de captage de l’eau potable pour une ville comme Montréal, pourrait s'avérer catastrophique au plan environnemental, humain et économique.
Des gains économiques négligeables, et fortement concentrés auprès des raffineurs
Enbridge et les milieux d’affaires qui la soutienne font valoir trois arguments économiques en faveur du projet d’inversion de la Ligne 9b : la création d’emplois, la création de richesse et la survie du secteur pétrochimique québécois.
Or, selon les documents déposés par Enbridge, l’impact du projet sur l’emploi s’avère négligeable et la création de richesse concentrée sous la forme de revenus supplémentaires pour les raffineurs. De plus, le troisième argument relève davantage d’un chantage économique que d’une analyse froide de la situation concurrentielle des entreprises du secteur pétrochimique.
La firme Demke Management Ltd de Calgary a rédigé, à la demande d’Enbridge, une analyse des impacts économiques du projet d’inversion de la Ligne 9b. Demke conclut à la création de 270 années-personnes en emplois directs, au Canada, au cours de la phase construction. Au cours de la phase d’exploitation, Demke estime que 4 emplois de plus seront créés en Ontario, et 4 autres au Québec.
Pour un total de 8 !
Demke estime que les gains les plus importants, soit 23,5G$ sur 30 ans, seraient réalisés par les deux raffineries québécoises qui auront désormais accès à du pétrole continental pour l’instant moins cher que le pétrole importé. Ceci se traduira probablement par une augmentation des bénéfices des raffineries dont une bonne partie sera redistribuée à leurs actionnaires, majoritairement de l’extérieur du Québec.
En termes de retombées économiques directes et indirectes, Demke estime une création d’emplois de quelque 180 années-personnes et des retombées fiscales annuelles au Québec de 93M$ sur 30 ans.
Ces retombées, sur papier, reposent sur l’hypothèse, difficile à confirmer, que l’écart du prix de vente du pétrole continental et du pétrole importé se maintiendra sur trois décennies.
Peu d’analystes voudraient engager leur crédibilité pour prévoir les cours des matières premières sur une si longue période.
Notons aussi le paradoxe suivant : la majeure partie de cet écart est attribuable aujourd’hui au manque de moyens de transport, notamment par oléoducs, pour écouler la hausse de la production de l’Ouest canadien et du Dakota du Nord. Plus se concrétiseront les projets pipeliniers actuellement sur la table, comme le véritable mammouth qu’est le projet Energie Est de TransCanada, plus l’écart de prix disparaîtra, et moins grands seront les gains pour les raffineries québécoises.
L’Institut économique de Montréal estime que l’écart devrait ainsi se résorber à moyen et long terme.
Un chantage industriel ?
Mais l’argument le plus fort repose sur les liens que font les promoteurs entre l’accès au pétrole de l’Ouest et la survie de l’industrie pétrochimique québécoise .
La Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ) estime ainsi que l’inversion de la Ligne 9b « consoliderait les activités de raffinage et de pétrochimie qui ont été durement touchées au cours des récentes années et contribuerait directement à maintenir quelque 2 000 emplois dans l’Est de Montréal, des emplois qui dépendent de l’industrie du raffinage et de la pétrochimie » .
Autrement dit, sans accès au pétrole continental, on met en péril la survie de toute une industrie et des emplois qui en dépendent.
L’argument ne repose sur aucune analyse de la position concurrentielle du secteur pétrochimique québécois, mais sert à semer une sorte de petite terreur dans certains milieux politiques et syndicaux.
Même s’il semble que les raffineries Suncor et Valéro/Ultramar aient indiqué leur intention d’investir respectivement 55M$ et 110M$ dans leurs installations si le projet de la Ligne 9b allait de l’avant, il est tout à fait plausible de penser que si nos deux dernières raffineries ont survécu à la récente consolidation de l’industrie nord-américaine, c’est que plusieurs atouts jouaient - et jouent toujours, manifestement - en faveur de leur maintien au Québec.
La menace voilée à la survie du secteur pétrochimique n’est pas crédible.
À qui profite le projet ?
Les gains économiques du projet d’inversion de la ligne 9b apparaissent incertains, somme toute négligeables et captés en grande partie par les raffineurs et leurs actionnaires. Vue la « culture de déviance » d’Enbridge en matière de sécurité, dénoncée par le Bureau sur la sécurité des transports du gouvernement américain, il est risqué de croire que ce projet se fera sans faire courir des risques majeurs aux Québécois au plan humain, économique et environnemental.
Au-delà du débat devant l’Office national de l’énergie qui commence cette semaine, il importe désormais aux Québécois de statuer sur ce qui constitue l’intérêt public dans le projet d’Enbridge.
Chroniqueur invité sur le site d'Équiterre, Hugo Séguin enseigne à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke et est également Fellow au Centre d'études et de recherches internationales de Montréal (CÉRIUM). Il est conseiller principal chez Copticom où il se consacre aux dossiers d'énergie, de transports et d'économie verte.